vendredi 7 octobre 2011

ART ET POLITIQUE (Christian Noorbergen)

Article 1 : l’art n’est pas politiquement rentable. Il est souvent « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens qui s’intéressent très modérément à ce qui n’intéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par l’art.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, n’ont pas vraiment eu le temps de se construire une culture artistique. Ils n’ont que des choses importantes à faire.
Article 4 : l’art permet d’habiter l’univers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre : « à droite, à gauche, tout droit, dans le mur, etc ». L’art fait de la résistance. Résiste à tout, à la publicité et aux camps de concentration.
Article 6 : l’art est lié à la condition humaine, la politique s’occupe, dans l’urgence, des situations urgentes. L’art tue toute idéologie, et toute idéologie l’anéantit. En tout politicien couve un idéologue.
Article 7 : la politique propose des porte-bonheur et des faux-semblants. L’art oeuvre« dans l’incurable » (Cioran ) quand la politique suppose l’ablation des profondeurs.

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Dans leurs activités concrètes, technico-économiques, les sociétés modernes, depuis la Révolution, sont quasiment orphelines des arts. Même si la consommation des produits culturels agite pour un temps les surfaces.
La politique fait semblant de s’intéresser aux arts. Elle-même en crise, elle est étrangement liée à l’éloignement libertaire de l’art. A force d’orienter les individus sur des objectifs immédiats, la politique ignore l’élan initial vers l’art et le fait disparaître au profit d’objets plus aisément identifiables, plus « faciles ».
Si l’art importait à la politique, la télévision constituerait, plus encore que l’éducation nationale, un sujet de réflexion et de transformation. Si l’art était pris en compte, la société tout entière en serait totalement transformée. Et nombre d‘actuels politiciens deviendraient des intermittents de la politique…

Les valeurs verticales de l’art ne sont pas celles, horizontales, dont la politique est l’esclave inconsciente, à droite comme à gauche, stéréotypes imposés qui font bafouiller le monde contemporain…
L’essence de l’art ne s’arrête pas aux frontières du social, de la technique et de l’économique. « Le beau est dans la distance » écrivait Simone Weil.
La politique s’affaiblit mortellement de l’oubli des profondeurs, elle s’étouffe sous l’étendue grandissante de ses propres surfaces.
Elle ne sait pas dépasser l’instant pour le projet lointain, elle ignore l’utopie régénératrice du présent, et n’ose jamais le deuil du déjà vécu. Symbole étonnant que la sincérité des discours dans les hommages funéraires…

L’art prend sa source au coeur lointain de la vie des hommes mais aussi dans les confins d’une distance indéchiffrable. La politique patauge à courte vue, et l’air s’empoisonne, quand les politiques ne respirent qu’électoralement….
La politique s’abîme dans l’ici et le maintenant, et ses parenthèses sont presque toujours bloquées. L’idéologie guette tous les modèles de pensée, et en premier lieu les structures politiques : la pensée simplifiée, refermée sur elle-même, se fait étrangère aux complexités brûlantes de l’œuvre d’art.. La volonté de système de la pensée moderne est comme niée par l’art, et le retour constant au chaos d’origine - chez de nombreux artistes – devient véritable obscénité.
L’art est vrai comme un accident de la modernité.
Mise à l’éc-art normale. Police mentale agissant dans le silence politique. En 1905, Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part inouïe de la politique et de l’économie. Il oubliait le sport.
La pensée unique, surtout rapportée à l’intentionnalité doctrinale, rejette la sphère de l’art, et DOIT la rejeter sous peine de sa propre disparition…
L’art est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de l’énigme crue d’exister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais l’art rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
La politique est devenue l’opium du peuple, quand s’agitent au-devant de la scène médiatique les fabuleux pantins des miroirs éclatés. Et les écrans sont vides, opaques, toujours déjà remplis...
L’art, fût-il parfois exténué de l’intérieur, ( quand il se fige sur des caricatures formelles ou sur des intégrismes culturels ) sert aujourd’hui, dans sa noblesse archaïque, de repoussoir aux expérimentations de surface de hasard et de mode. L’art comme rappel à l’ordre vital et au chaos.
Sans lui, comme support de possibles utopies et de langages à vif, la politique, structure d’incontournable réalité, s’épuise à tenir le crachoir dans les labyrinthes d’une modernité hypnotique, orpheline et butée.
Par contre, si les cultures du monde ne succombent pas toutes à l’étau américain, si la sphère politique se définit, même par défaut, sur des valeurs enfouies dépassant l’immédiateté efficiente, en ce cas, de nouvelles relations du politique et de l’art pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages à venir.

La peinture symboliste, à la fin du 19 ème siècle, a montré la fin de la culture européenne, l’achèvement de concepts jusqu’ici porteurs, et les impasses, voire le cul de sac, d’une modernité trop vite triomphante.
Au symbolisme finissant ont succédé, quasiment dans le même temps, l’expressionnisme, l’abstraction, le cubisme et le surréalisme. Et le monde s’est ouvert aux fabuleuses richesses de toutes ses différences.
L’art, même disparu de l’avant-scène médiatisée, vit d’invisible présence sous les surfaces politisées. Le politique a besoin d’un socle. En a-t-il encore un, sinon préfabriqué ? Ce furent l’imaginaire égyptien, la cité grecque, la religion chrétienne, et la maîtrise profane du réel. Avec autant d’esthétiques magnifiques qui les représentaient. Mais l’art n’existe plus dans ce qui est devenu ressassement, il a cessé d’illustrer ces modèles d’identité, et la politique, structure-miroir d’identité, l’a abandonné.
L’oeil politique ne voit pas le sol abîmé sous ses pas. Les hommes politiques sont les seuls vrais intermittents de l’art.
Peut-être faudrait-il le vrai courage de l’achèvement, et sa dure nécessité, pour que les stériles relations de l’art et du politique en terminent avec leurs échecs, et s’ouvrent à l’altérité qui seule peut déborder les blocages de l’acquis. L’art est marche en avant, il s’invente tout seul. La politique est à réinventer.

dessins d'Andy Variole
Paru dans Artension No 18 de Juillet 2004

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